Les moulins n'ont pas fait disparaître les saumons du bassin de Loire

Publié le 15 Juillet 2016

Les moulins n'ont pas fait disparaître les saumons du bassin de Loire
 

Les saumons étaient encore largement présents dans les rivières du bassin de Loire à la fin du XIXe siècle. Là où ils avaient commencé à régresser (Cher, Loire supérieure, Vienne supérieure, Creuse), c'était le fait de constructions assez précisément identifiées dans les archives par les travaux classiques de R. Bachelier : le plus souvent des barrages réalisés à la demande de l'Etat, et non pas le fait d'une accumulation des modestes seuils présents depuis l'Ancien Régime. Par la suite, l'édification de dizaines de grands barrages va bloquer presque tous les axes migrateurs. Nous regrettons que ces faits ne soient pas rappelés clairement par les services instructeurs (notamment l'Onema). Nous déplorons plus encore que la France ait engagé une politique aberrante de destruction prioritaire et indistincte des ouvrages hydrauliques de taille modeste, alors que la restauration de continuité demande la mise en oeuvre de modèles de priorisation fondés sur des objectifs scientifiquement validés et socialement acceptés. 

En juin dernier s'est tenue sur le bassin Loire-Bretagne une rencontre des services de l'Etat en charge de la continuité avec les représentants des fédérations de moulins (rencontre à laquelle Hydrauxois n'a pas été conviée). Un représentant de l'Onema a projeté un exposé où figuraient ces cartes de répartition du saumon "avant le XIXe siècle" et "à la fin du XXe siècle". Une précision sur l'écran indique que la saumon a régressé sur le bassin de Loire à l'époque des seuils, par un "effet cumulé".

Ce choix de présentation nous paraît très contestable. L'histoire du saumon en Loire a été reconstituée en 1963 et 1964 par une monographie de R. Bachelier dans le Bulletin français de pisciculture. Chez les experts des poissons (et en particulier à l'Onema), tout le monde connaît ce travail qui fait encore autorité.

Or, R. Bachelier est très précis dans l'histoire de la régression du saumon. Voici la carte de la répartition du grand migrateur à la fin du XIXe siècle.

Cette carte est beaucoup plus instructive pour les moulins puisqu'elle montre une assez large répartition des frayères encore actives sur le bassin de Loire, malgré la présence de tous les ouvrages fondés en titre ou réglementés au cours du XIXe siècle.

Sur les axes où le saumon a déjà régressé, que nous dit R. Bachelier ?

Obstruction de la Loire supérieure : elle est le fait du service de navigation intérieure (donc de l'Etat) avec la construction des barrages de Decize (1836) et de Roanne (1843), suivie de la mise en eau permanente du canal de Decize en 1845.

Obstruction de la Vienne supérieure : elle a commencé avec la construction par le service de l'artillerie (de nouveau l'Etat donc) d'un seuil de 2 m en 1822 à Châtellerault. Le manque de franchissabilité a conduit à y construire 2 échelles à poissons en 1864 puis 1889, avec finalement une échancrure en 1904.

Obstruction du Cher : elle a été le fait des services de navigation là encore, avec un ouvrage à Preuilly devenu infranchissable en 1858.

Obstruction de la Creuse : une papeterie obtient l'autorisation de construire un barrage en 1857 à La Haye-Descartes, avec une rehausse en 1860. Cela entraîna une chute brutale des pêches à l'amont, impliquant de construire une large échelle à poissons en 1881.

Les travaux de Bachelier montrent donc que :

  • la majorité du bassin de Loire restait ouverte aux saumons à l'époque des moulins fondés en titre ou réglementés (dans l'enquête des Ponts et Chaussées de 1888, sur la Loire remontée jusqu'à Issarlès en Ardèche ; Allier remontée jusqu'à Veyrune en Ardèche ; Cher jusqu'à Preuilly ; Vienne jusqu'à Nedde en Haute-Vienne ; Creuse jusqu'à Felletin) ;
  • les premiers blocages sur les grands axes migrateurs ont été le fait de barrages de taille plus importante, construits le plus souvent à l'initiative de l'Etat pour favoriser le désenclavement de territoires et la navigation  ;
  • ces blocages sont le fait d'ouvrages précisément documentés, et non pas d'une accumulation d'ouvrages de petites tailles déjà présents ;
  • c'est enfin la construction de grands barrages sur tout le bassin au XXe siècle qui a fermé l'accès à presque toutes les frayères amont du bassin de Loire.

Il est à noter que les mêmes faits s'observent sur le bassin de la Seine, où c'est l'hydraulique de navigation (et la pollution de l'agglomération parisienne) qui ont fait régresser au premier chef le saumon, et non pas la petite hydraulique des moulins (voir cette analyse). Rappelons ce que disait Louis Roule, dans une autre étude classique sur le saumon et son histoire : "Les anciens barrages n’étaient pas très nuisibles. Peu élevés, construits en plan inclinés, ils pouvaient s’opposer à la montée pendant les périodes de basses eaux, mais non en crues ni en eaux moyennes ; ils se couvraient alors d'une lame d’eau suffisante pour le passage, et le courant sur leur plan incliné n’était pas assez violent pour arrêter l’élan des saumons. Tel n’est pas le cas des barrages actuels, plus élevés et verticaux (…) La montée reproductrice se trouve arrêtée complètement, sauf parfois dans le cas des crues exceptionnelles et dans les barrages de hauteur moyenne qui peuvent être noyés sous la lame d’eau" (Roule 1920).

Améliorer la franchissabilité, oui ; tout casser pour des dogmes, non
Les moulins sont disposés à améliorer la franchissabilité des ouvrages (dont certains ont été rehaussés au cours des 100 dernières années) sur les axes des grands migrateurs amphihalins. Cela peut se faire par des mesures de gestion de vannage ou par des créations de passes à poissons fonctionnelles, à condition que le besoin soit caractérisé à l'aval, que les mesures représentent des coûts tolérables pour la collectivité et des contraintes raisonnables pour le maître d'ouvrage. En revanche, les moulins n'accepteront jamais d'être les victimes expiatoires d'une idéologie intégriste de la "renaturation" exigeant de transformer les paysages de vallée et de détruire le patrimoine historique au nom de quotas halieutiques décidés dans des bureaux ou du retour à une "rivière sauvage" fantasmée (y compris la Loire, qui n'est en rien le "dernier fleuve sauvage d'Europe" vu son très lointain passé d'endiguement et de dragage, ainsi que la modification des processus sédimentaires sur les bassins versants). Toute rivière est en équilibre dynamique, toute rivière est "anthropisée" : il faut commencer par la reconnaissance de cette évidence produite par l'évolution sociale et biologique, pour travailler si nécessaire à la restauration ciblée de fonctionnalités ou à la protection ciblée de biotopes d'intérêt.

Depuis longtemps déjà, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne et les services instructeurs de ce bassin déploient une politique agressive de destruction des ouvrages de moulins, pendant que les plus grands obstacles à l'écoulement sont toujours en place. Ce bassin Loire-Bretagne a développé et promu précipitamment des outils sans base scientifique sérieuse comme le taux d'étagement, cela alors que la littérature scientifique internationale appelle à employer sur les bassins versants des modèles de priorisation beaucoup plus fins pour lutter contre la fragmentation des cours d'eau (voir un exemple chez Grantham et al 2014, voir aussi Fuller et al 2015, recension à venir sur ce site). Il n'y a qu'en France que l'on mène une politique totalement aberrante consistant à détruire sans discernement et en priorité des ouvrages modestes, sur la base de classements de rivière essentiellement inspirés d'anciennes réglementations de pêche du XXe siècle, et non pas fondés sur les travaux les plus récents d'une vraie science de la restauration.

Les moulins n'ont pas à être les boucs émissaires des échecs de la politique de l'eau, ni les terrains d'expérimentation de quelques apprentis-sorciers. Dans le cas particulier des saumons de la Loire, essayer de leur faire porter une responsabilité significative dans l'affaissement des populations au cours des 150 années écoulées n'est pas tenable. Nous attendons des services de l'Etat et établissements administratifs qu'ils donnent des informations correctes et précises. Quant au retour des grands migrateurs amphihalins et à la défragmentation des cours d'eau, procédons par ordre en lieu et place du classement massif des cours d'eau de 2012: il faut aménager les ouvrages dans le sens de la montaison, à mesure que le blocage de populations migratrices est attesté lors des campagnes de contrôle, en choisissant par concertation les solutions adaptées. Mais aussi en interrogeant les citoyens pour savoir s'ils estiment que la dépense publique en ce domaine est réellement d'intérêt général : depuis des décennies que l'on prétend restaurer les populations de saumons de la Loire, la moindre des choses est de faire régulièrement des bilans publics complets sur les sommes dépensées, les résultats obtenus et les perspectives de progrès.

 
Références citées
Bachelier R (1963), L’histoire du saumon en Loire, 1, Bull. Fr. Piscic. 211, 49-70
Bachelier R (1964), L’histoire du saumon en Loire, 2, Bull. Fr. Piscic. 213, 121-135
Roule L. (1920), Etude sur le saumon des eaux douces de la France considéré au point de vue de son état naturel et du repeuplement de nos rivières, Imprimerie nationale, 178 p.

Rédigé par jojo

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